Réflexions sur le PIB
La question a été posée lors du deuxième débat des candidats à la direction du
Parti Québécois : faut-il s’en tenir au produit intérieur brut (PIB) pour mesurer la richesse d’un pays,
ou faut-il penser de nouveaux indicateurs ?
ou faut-il penser de nouveaux indicateurs ?
Ayant travaillé sur cette question dans ma vie antérieure d’universitaire, je partage ici quelques réflexions sur la chose. Je précise d’emblée que je n’ai pas visionné le débat en question, et que j’ignore la réponse des quatre prétendants. Les idées partagées ici ne visent donc pas à soutenir la position d’un ou l’autre candidat dans une course à la direction par rapport à laquelle je suis, de toute façon, neutre.
La référence au PIB est-elle pertinente ? Cet agrégat statistique peut très certainement être utile, notamment lorsqu’on compare des pays aux situations semblables, ou qu’on souhaite évaluer les évolutions de son secteur marchand. Il est également vrai, de manière générale, qu’on vit mieux dans les pays aux PIB élevés que dans ceux qui sont en queue de peloton à ce chapitre.
Il faut cependant y voir des limites, et même des effets pervers qui nous imposent de devoir diversifier les indicateurs que nous employons. Le PIB colporte une définition bien précise de la « richesse », prise uniquement sous son angle marchand. Cela n’est pas impertinent, loin de là, mais s’en tenir uniquement au PIB pour classer les pays est problématique.
Tout d’abord, il est non seulement possible qu’une hausse du PIB puisse survenir sans amélioration de la richesse dans un pays, mais il se peut carrément qu’une hausse du PIB se fasse au prix d’un affaiblissement de la richesse réelle dudit pays. Le PIB ne prend en compte que l’activité marchande, même si la qualité de vie se dégrade objectivement.
Une hausse du PIB résulte souvent de la marchandisation d’un secteur à la base non marchand. Par exemple, la Banque mondiale et le Fonds monétaire international ont jadis agi considérablement auprès des pays en développement pour que ceux-ci pratiquent la monoculture. Il s’agit de la culture d’une seule espèce de production – qui peut notamment être animale, et ce, au détriment de la diversité et des écosystèmes – reposant sur l’idée qu’une sur-spécialisation dans un domaine précis résultera rapidement sur des gains de productivité. Cette dernière théorie n’est pas fausse, mais elle relève encore une fois d’une logique à court terme, car la monoculture peut aussi, lorsqu’elle est le seul modèle en place, épuiser les nutriments du sol et compromettre la biodiversité. Puisqu’elle est centrée sur l’exportation, il s’agit cependant d’une activité marchande. Par conséquent, les PIB de plusieurs des pays en question ont augmenté, malgré l’échec de la politique.
En second lieu, le PIB peut enregistrer artificiellement des hausses alors qu’aucune activité nouvelle n’est créée. Dans les pays développés, la fameuse « tertiarisation », qui aurait supposément éliminé l’économie industrielle, est aussi en partie le résultat du passage de plusieurs activités qui existaient auparavant, mais qui allaient désormais être considérées comme marchandes, et donc être comptabilisées dans le PIB. C’est ici que la sous-traitance intervient. Celle-ci a connu un essor pendant les années 90, notamment parce que plusieurs entreprises voulaient fuir le droit du travail. Or, le fait qu’une entreprise octroie un contrat à une autre compagnie pour quelque chose qu’elle fait déjà entraînera une hausse du PIB sans qu’il n’y ait, à proprement parler, une nouvelle activité. Autrement dit, les services se sont développés, mais la hausse du PIB repose surtout sur le fait qu’il a pris en compte une plus grande part des services déjà existant. La hausse de la production et la transformation de l’économie dans les années 90 ne sont certes pas des supercheries, mais les effets statistiques pointent vers un certain gonflement artificiel des chiffres.
Troisièmement, le PIB ne prend pas en compte l’espérance de vie, la structure des consommations des ménages, le taux de scolarisation, qui pourraient pourtant être considérés comme des indicateurs de la richesse d’une nation, dont il offre une définition tronquée. Il peut saluer la destruction de la planète si celle-ci est profitable au seul niveau marchand. Déverser des déchets toxiques en plein milieu de votre rue mènera à une hausse du PIB car des travailleuses et travailleurs seront immédiatement mobilisés. C’est là sans doute sa part la plus sombre.
Pour finir, le PIB occulte certains coûts cachés. La pollution est difficilement calculable, et les coûts de « réparation » des effets délétères d’une croissance économique qui serait irresponsable sont mal évaluables dans des pays en développement ne disposant pas de services de comptabilité nationale très avancés. Il est quasi impossible d’en évaluer quantitativement les conséquences humaines. L’évaluation de ces conséquences est d’autant plus ardue que les effets néfastes peuvent survenir plusieurs années plus tard. Par exemple, le transfert de déchets électroniques toxiques dans certains pays pauvres haussera leur PIB, car ces nations se spécialiseront dans une nouvelle activité. Peut-on cependant véritablement parler d’une amélioration de la richesse réelle? Qu’en est-il des coûts liés à des nappes phréatiques en piètre état, ou aux systèmes de santé (souvent peu avancés) de ces pays, qui auront à s’occuper des travailleuses et travailleurs qui manient ces déchets?
Je conclurai en citant un formidable discours prononcé par Robert Kennedy le 18 mars 1968, trois mois avant son assassinat, alors qu’il était candidat à l’investiture démocrate :
« Notre PIB prend en compte, dans ses calculs, la pollution de l’air, la publicité pour le tabac et les courses des ambulances qui ramassent les blessés sur nos routes. Il comptabilise les systèmes de sécurité que nous installons pour protéger nos habitations et le coût des prisons où nous enfermons ceux qui réussissent à les forcer. Il intègre la destruction de nos forêts de séquoias ainsi que leur remplacement par un urbanisme tentaculaire et chaotique. Il comprend la production du napalm, des armes nucléaires et des voitures blindées de la police destinées à réprimer des émeutes dans nos villes. Il comptabilise la fabrication du fusil Whitman et du couteau Speck, ainsi que les programmes de télévision qui glorifient la violence dans le but de vendre les jouets correspondants à nos enfants. En revanche, le PIB ne tient pas compte de la santé de nos enfants, de la qualité de leur instruction, ni de la gaieté de leurs jeux. Il ne mesure pas la beauté de notre poésie ou la solidité de nos mariages. Il ne songe pas à évaluer la qualité de nos débats politiques ou l’intégrité de nos représentants. Il ne prend pas en considération notre courage, notre sagesse ou notre culture. Il ne dit rien de notre sens de la compassion ou du dévouement envers notre pays. En un mot, le PIB mesure tout, sauf ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue. »